La Commission européenne vient de lancer un programme nommé « Ouvrir l’éducation » pour « stimuler l’innovation et les compétences numériques dans les écoles et les universités ». Drôle de sémantique tout de même, pas loin d’une novlangue qui sévit de plus en plus dans le langage politique : cela signifie-t-il que sans l’apport de nos machines, l’éducation serait irrémédiablement « fermée » ? Que la qualité d’ouverture aux autres ou au monde ne serait pas l’apanage d’instituteurs et de professeurs curieux et empathiques mais de leurs seuls outils de 0 et de 1 ?
Dans la présentation officielle de son initiative, la Commission s’inquiète : « Plus de 60 % des enfants de neuf ans de l’Union européenne fréquentent des écoles qui ne sont pas encore équipées de matériel informatique performant. » Puis elle affirme que l’enjeu est de « combler cette lacune technologique », pleurant sur ces 50 à 80 % d’élèves qui ont le malheur de ne jamais utiliser de « manuels scolaires numériques » et sur cette majorité d’enseignants si balourds avec la technologie. Joliment analysé il y a une ou deux générations par Jacques Ellul, ce type de discours dénote d’une foi naïve dans la capacité de la technique à résoudre d’un coup de baguette magique tous les soucis de la planète. Et en l’occurrence ceux de l’éducation de nos héritiers. Mais cette croyance à l’indispensable « adaptation » du système éducatif est-elle si naïve ? Et n’y a-t-il pas d’autres solutions pour ce bon vieux « mammouth » que d’avoir à choisir entre Kafka et les reaganomics, l’administration pénitentiaire et les couloirs virtuels de Wall Street ?
Autrement dit : l’absence de « matériel informatique performant » dans la majorité des classes « des enfants de neuf ans » est-elle si grave ? A lire et écouter Serge Tisseron, mentor de l’opération et auteur du livre « 3-6-9-12, Apprivoiser les écrans et grandir » (Erès), je serais tenter de répondre par la négative. Pourquoi, à l’inverse des vœux de la Commission, ne pas transformer les classes en sanctuaires d’où seraient bannies les nouvelles technologies ? L’on pourrait même suggérer au ministre français de l’Education de réserver les multiples bibelots numériques à ce « temps péri-éducatif » qu’il va bien falloir occuper intelligemment après la « réforme des rythmes scolaires ». Entre un match de rugby et une séance de gribouillis plastiques, les enfants ne bénéficiant pas de merveilles digitales à la maison pourraient ainsi s’en emparer selon leurs lubies. Car les jeunes n’ont pas besoin des adultes pour s’approprier les technologies et détourner à leur sauce leur environnement digital.
La Commission européenne, qui n’est pas si bête, a certes eu la bonne idée de créer un portail multilingues de ressources éducatives sous licence Creative Commons : Open Education Europa. Sauf qu’ici, au contraire de son équivalent américain A Platform for good, il est absolument interdit de s’adonner à toute « modification » des ressources si généreusement offertes. N’y a-t-il pas quelqu’un, dans la classe, pour expliquer à nos têtes d’œuf de l’institution européenne que l’on apprend d’autant mieux que l’on manipule et transforme ses matières de texte, de son et d’images ? Vive le sampling !